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Isabelle Sauvage
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« D'où viennent nos pères ? Qui sont-ils ? Que transmettent-ils ? Et qu'attendent les fils ? » sont les questions que pose Éric Courtet. Les non-dits balisent nos vies le plus souvent, et nous faisons avec, reconstruisant notre propre histoire et celles de nos aînés. C'est ce silence qui est ici souligné avec ces portraits de pères et de fils réunis, de tous âges, un « arrêt sur image » qui puisse enclencher une narration pour le regardeur, en territoire intime - une autre vérité.
Au-delà des ressemblances (ou leur absence) entre les sujets, c'est avant tout les jeux de regard, les postures et les gestes qui frappent. Tendresse ou dureté, pudeur, gêne ou affection, complicité ou timidité, malaise... ces sentiments, auxquels participent le décor et les tenues, ne sont pas donnés d'emblée mais évoqués par le hors-champ, l'au-delà de l'image. Derrière la frontalité apparente, quand bien même les sujets sont de dos, c'est une approche fragile de tous les noeuds éventuels, tous les secrets qui relient les pères et les fils ; les transmissions possibles ou rejetées, professionnelles ou de toutes sortes (le goût pour tel sport, la musique, la nature...) - en un mot : les racines, qu'on est invités à interroger, entre passé et futur, parce qu'ils restent, les pères, les fils.
Les racines ou les sources... Marie-Hélène Lafon, dont on connaît l'obsession dans ses livres pour l'arrachement et l'attachement à une terre d'enfance, s'est glissée entre ces images pour y proposer sa propre narration, sa propre lecture des silences. Par petits blocs de prose dense (et deux poèmes), elle redonne parole aux fils, et peu importe qu'on puisse retrouver tel ou tel élément des images dans ces textes, ils ne font surtout pas légendes parce que ce qu'on entend c'est une voix, où affleurent sentiments et sensations toujours paradoxales - humaines. Proposant une mémoire à ces fils, elle nous invite à son tour, avec Éric Courtet, à interroger la nôtre, à regarder ces visages, ces attitudes à l'aune de notre propre histoire, en écho. À lire la fragilité des généalogies et des filiations, comme, des arbres, « [la] peau, [le] grain, [les] velours. [Le] silence. » -
« Je dessine un carré avec des phrases compactes : c'est la maison. » Ainsi commence Incantation pour nous toutes d'Anna Milani.
Mais si le texte, comme une maison construite de trente blocs faussement carrés, semble proposer un chemin géométrique et balisé, le lecteur qui s'y engouffre peut se perdre dans ce dédale peuplé de figures fantomatiques surgies du passé, un lieu mouvant qui provoque des images fortes, des visions, des tableaux... et des interrogations.
La maison, comme les figures qui la hantent (les femmes, toutes les femmes, le nous toutes du titre ?), est elle-même un corps, elle « a ses propres stratégies de survie » et « s'adapte à la morphologie souterraine », à l'eau des trois rivières qui courent, creusent et travaillent sous son sol. « Les murs connaissent l'histoire. » Ainsi, la question du dedans (la maison, le corps) et du dehors (la géographie, le territoire) jalonne le texte, dans un renversement du sens permanent : « le corps est un lieu-dit dont on ne connaît pas les voies d'accès » ; « le dehors est une superstition » et « s'empresse la nuit autour de la maison ».
Les chevaux, le vent, le cerf, le noyer entrent dans la maison, abolissant le dedans/dehors. Les corps, eux, cherchent à s'échapper, comme celui du blessé abrité au fond d'une chambre, qui tour à tour devient « un oiseau », puis « une jeune fille ».
Alors, les mots seuls permettraient-ils de sortir au dehors, retrouver les étendues et reconstituer « l'articulation entre corps et syntaxe » ? Car « les tâches qui nous incombent à présent ont à faire avec les mots ».
Il n'est pas inutile de signaler que, de langue maternelle italienne, Anna Milani écrit en français, sa « langue seconde », impliquant un travail d'exploration qui à la fois déroute et re-situe. Une écriture onirique, incantatoire et agissante, un chant de libération qui ouvre sur « une porte au milieu de nulle part, entrebâillée sur l'infini ». -
Là où est un texte rageur sur le monde en miettes, le monde qui déraille. Une poésie d'une profonde énergie, parce qu'écrire, pour Caroline Cranskens, c'est se confronter à la marche forcée, aux récits dominants et aux murs du silence, en jetant la lumière sur les soulèvements individuels et collectifs.
La lutte est viscérale et de tous les instants, les « poings levés » et les « mots-flèches » en parallèle pour « saboter la fin du monde du mois je ne compte pas m'arrêter là » tout en « plant[ant] des arbres des inventions le temps qu'il reste je ne reviens pas à l'ancienne adresse... »
Là où est ce double constat d'un enfermement et d'une résistance qu'il faut lui opposer, encore et toujours, une poésie qui trouve sa force dans les failles et les fragilités de la femme / de l'homme bien vivant.es.
La langue, puissante et d'une très grande fluidité, égrène ici des vers débutant par « Là où / Où » « ... j'étais / je suis / je vais », mêlant passé, présent et futur, s'enchaînant le plus souvent, précipitant encore le flux du texte : « Où je suis c'est un soir dans la cuisine [...] je n'ai pas pu sortir de là / Où j'étais près des visages qui ont tenté d'aplanir ma révolte... » / « Là où j'étais des hommes ont essayé mais non [...] j'ai dit non [...] je suis finalement / Où je suis... ». -
Paul les oiseaux est une édition revue du livre au titre éponyme publié aux éditions Le dé bleu, en 2005. De fait, Erwann Rougé l'a profondément repris sans pour autant s'éloigner de son propos initial, ce pourquoi le titre n'a pas été modifié?-?à un détail près, qui a son importance : il est aujourd'hui sous-titré portrait. Le texte est ici resserré d'une vingtaine de pages, il est désormais scandé en trois parties au lieu de quatre, non titrées ni numérotées, ne faisant plus entendre qu'une seule voix et centrées sur la seule figure de Paul. On a là un formidable travail de réécriture du poème, comme désossé, repris jusqu'à l'os : s'arrêtant sur chaque mot, chaque vers, les interrogeant au plus près, les recomposant l'un avec l'autre, les ajustant, les re-densifiant, sachant pourtant que la première édition était loin d'être « bavarde », Erwann Rougé ayant toujours été un poète à l'écriture extrêmement concise, serrée, pour qui?-?il le redit ici?-?« les mots sont des vertèbres / des chairs des os » et qui s'interroge : « D'où vient que ça prend langue / au bord de pas dire jusqu'où ».
Paul est « demeuré »?-?il faut se souvenir que demeurer est aussi continuer d'être / avoir sa demeure, habiter -, ou « inadapté ». C'est un être de sensations, un être-oiseau (de l'oiseau, figure récurrente de toute l'oeuvre d'Erwann Rougé, les références sont ici constantes) : il ne parle pas, mais « porte à la bouche l'écriture / des pattes d'oiseau » ou il « dit cela au vent », avec « le bout d'un doigt », ou parle « en arbre », « en pierre qui pleure », ou encore « à contre-langue / le bruit des ailes à l'intérieur »?-?il « avale le terrifiant », il « crie le dedans ». D'une infinie fragilité, il est d'une extrême douceur et délicatesse. Lui qui « ne sait pas le corps si grand » « ralentit les doigts » ou « se hisse sur la pointe des pieds / pour ne pas blesser où il marche ». Mais si « La main à plat touche terre / et les mots montent dedans », « tout pèse dans l'autre sens », « la place d'amour » est piétinée et il va « le bec perdu d'avance », « raturer la peur // racler le sable qui chante / un requiem d'eau ».
Alors, c'est peut-être le poète, le poète-corbeau, qui peut donner à cet « animal poésie »?-?« cet éphémère céleste » -, « une durée infinie », lui qui « sépare la chair de l'os » / « blanchit l'os », justement, c'est le poète peut-être qui peut « tisse[r] l'épissure peut-être poème » et laisser Paul « dormir là / où la parole se relève ».
On ne s'étonnera pas que le titre soit emprunté au Paul les Oiseaux, ou la Place de l'Amour d'Antonin Artaud, cité en exergue. De ce court texte de 1925, où on peut lire : « Paul les Oiseaux a une voix imperceptible, une démarche d'insecte, une robe trop longue pour lui. [...] Paolo Uccello représente l'Esprit, non pas précisément pur mais détaché », Artaud avait déclaré : « Je suis vraiment Paul les Oiseaux. » En sous-titrant portrait ce nouveau Paul les oiseaux, Erwann Rougé se place ainsi dans le sillage d'Artaud en incarnant un être-oiseau, un poète-corbeau. -
Nii Ayikwei Parkes, fondateur de flipped eye publishing qui a publié le livre au Royaume-Uni en 2011, présentait ainsi Où j'apprends à ma mère à donner naissance (titre original : Teaching my mother how to give birth, traduit par Sika Fakambi) : « La grandeur de ce recueil, ce qui donne aux poèmes leur troublante splendeur, c'est l'habileté de Warsan Shire à évoquer, avec une éloquence simple et bouleversante, ce monde voilé dans lequel se déploie le sensuel, à revers du récit dominant de l'Islam ; faisant sienne les vérités autrement plus nuancées des temps anciens. »
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Ma peau de fille est une suite de Polaroïds d'une enfance en province, dans ce qu'on imagine une petite ville, ou à la campagne. On est dans les années 70-80, comme l'indiquent quelques repères (la mobylette, le walkman, le mange-disques et l'ardoise magique, la Renault 12) et les références musicales. Le décor varie entre l'extérieur - champs, forêt, neige ou ruisseau -, et l'intérieur - un garage où s'entreposent toutes sortes d'objets, une salle de classe, une cour d'école. On passe d'« un corps animal, ramassé sur chaque sensation » à « des pensées extravagantes [qui] sortent de [la] tête ».
Une enfant se « plie dans la boîte en carton d'une panoplie de marquise » qu'on lui offre pour ses huit ans, « machine à fabriquer les filles ». La mère est conductrice de car, évoluant dans un monde exclusivement masculin, et lui offre, elle, les attirails du cowboy : « ma mère de mère en fille, si fière d'être de sa lignée ». Mais l'enfant tourne et tombe, s'égratigne, « même pas mal », quand la frêle danseuse dans sa bouteille enchaîne les rondes à tour de clé. C'est qu'il est si difficile de garder une place pour le garçon qu'elle abrite depuis qu'elle est née, alors que la société en son entier l'assigne à son rôle de fille. Coupée en deux, les premiers maux des filles (soutien-gorge = « rouge-gorge en cage ») et les crampons aux chaussures ou les Doc Martens, blouson et couteau en poche - quand il faut devenir femme, gonfler ses biceps devant la glace. Dans les jeux, les airs et les amours de garçon, faut-il « traverser [son] corps pour aller voir de l'autre côté » ?
Muriel Roche dans ce court texte touche au plus près ce qui se passe dans la peau d'une enfant qui comprend qu'il y a « d'un côté la fille et de l'autre le garçon [...], ce que je perds et ce qui s'éloigne ». Les phrases, vives et épurées, sans apprêt, sans majuscule, quelques virgules et surtout des points d'interrogation - pas de point - s'enchaînent en interpellant le lecteur (« tu vois... ? » / « alors tu vois... ») et dessinent quelques tableaux qui donnent avec une grande justesse le tourment des sentiments, des sensations. -
Veiller sur ce qui disparaît, repasser la main caressante, prendre soin de ses morts... ainsi guettent nous les perçants, déjà « à l'affût de leur extinction », mais dont l'écho résonne à chaque double page pour que l'errance ne gagne pas nous autres qui « nous déplaçons chez les sans-nom ». À distance d'une modernité qui privilégie la parole des objets connectés et des langues fossiles, jalonnée par la « ponctuation pénétrante des codes-barres », nous les perçants, entité ouverte et mystérieuse, propose de mettre à jour tout ce qui s'épuise et d'offrir à la nuit la possibilité d'opposer ses forces fertiles.
À l'impossible fatalisme et à la vaine espérance, Maryvonne Coat répond dans ce nouveau texte par le choix des paysages et de leur mémoire, de ceux que l'on exile et des territoires que l'on déserte. Des mouvements par lesquels la poésie sème et récolte les perdus, réhabilite les boiteux, les tus et les morts. Des mots qui quêtent l'essentiel et où « chaque un compte l'autre » ; des mots qu'elle laisse libre de s'absenter, renaître, se domestiquer, devenir débris et toujours faire racines comme un rempart à l'oubli de tout ce (tous ceux) à quoi (à qui) nous avons renoncé.
Ainsi scandent et se scandent nous les perçants, un sujet libre de se conjuguer tour à tour à la première et à la troisième personne du pluriel, comme une force en action déjà certaine de sa propre disparition, le long d'un voyage vers l'épicentre des failles habitées, des espaces autrefois charnus et aujourd'hui délaissés, jetables. Un texte incantatoire sans cesse et sans orgue pour mieux redessiner les contours de ce qui, sous la main de l'homme, peu à peu s'efface avant de disparaître. -
Là où je n'écris pas
Christiane Veschambre
- ISABELLE SAUVAGE
- Present (im)parfait
- 7 Novembre 2024
- 9782490385485
« Qu'écrit-on lorsqu'on n'écrit pas ? » est le point d'exploration de Christiane Veschambre dans ce texte qui creuse le sillon de ses livres précédents en interrogeant la langue « déambulatrice » qui infuse, surgit mais aussi échappe. Une langue-être vivant, à l'existence propre face à « l'inaltérable neutre / du réel / qui ne s'écrit pas » ; des thèmes qu'elle avait déjà abordés dans Basse langue, puis Écrire, un caractère et dont la réflexion se poursuit en ayant recours à l'écriture poétique.
Sur ce territoire qu'elle ouvre par deux exergues, l'un de Holderlin, l'autre de Clarice Lispector, Christiane Veschambre met en mouvement une poésie, la « langue handicapée », qui laisse aller et venir, écrire et s'enfuir les calendriers élargis de l'enfance et d'un solstice. Le long des rêves qui la ramènent au passé, elle accueille à nouveau les visites de Mrs Muir, le personnage du film de Mankiewicz, ou encore des filles du côté d'Orouët, du film de Jacques Rozier. Ainsi elle recommence tout à la fois le récit de ce qui a été vécu en rendant vivant ce qui ne l'a pas été, lorsque « le rêve de la nuit / dit / que veut vivre / le rêve destructeur ».
En retours à la ligne, Christiane Veschambre saisit là et écrit ce que le rêve, mais aussi l'angoisse et l'étrangeté qui logent en nous, mettent aux aveux dans la plus stricte banalité du quotidien, mêlant la prose et la poésie comme un passage vers ce qu'il y a de plus intime. Un quotidien au fil duquel son je s'éloigne, sans regret, laissant place à l'inconnu, et peut-être aussi à ce qui n'avait pas de place jusque-là. Une nébuleuse aux prises du présent, dans laquelle ne pas écrire n'a de cesse de battre la mesure du silence. -
Les indications pour le corps de Mathilde Girard est organisé et architecturé en chapitres, le changement des genres littéraires, des narrations, des énonciations le rend pourtant à la première lecture mystérieux, sans ligne directrice. Mathilde Girard fait le pari décisif et expérimental qu'il est possible d'inventer un récit fragmenté, de tenir ensemble une composition d'éclats qui, par une mise en scène à chaque fois différente de la parole, offre la possibilité de dire une solidarité, une altérité commune.
La narratrice nous prévient dès les premières pages : « Rien que je puisse approcher frontalement ni visuellement saisir ». Alors elle avance en développant des cercles concentriques qui s'inscrivent comme des allers et retours sans fin. Et souvent ce sont des impasses. Certains chapitres s'apparentent à une suite d'aphorismes, d'autres à des interpellations, certains à des dialogues, des listes de questions, ou la relation de rêves... parfois à des récits qui questionnent les mythes de Narcisse ou Médée ou des vies fracassées sur les aléas du quotidien ou de l'histoire, que ce soit la protection de l'enfance ou les horreurs de la guerre d'Algérie. S'appuyant sur la philosophie et la littérature, avec Samuel Beckett notamment elle tente aussi de dire la tragédie de l'homme sachant qu'il doit « continuer » même si « ça va finir », notant les effets du monde sur les corps, et comment les existences précaires doivent particulièrement s'en défendre.
Car la question que pose Mathilde Girard dès le premier chapitre n'est effectivement pas « simple » : comment dire l'être quand il est abordé du côté du corps, comment le dire si sont associés « corps », « chaleur », « boue triturée », « sexe » et « insurrection » ? Comment le dire avec un langage qui fait diversion, tellement bardé de certitudes, sûr de sa « qualité » ? Contraintes et limites perdurent : « Le langage est une obligation » ; ou, dit autrement : « Je voudrais dire des choses simples mais je n'y arrive pas ». -
Dans un premier temps, Les cavités pourrait se lire et se définir comme un conte cruel, avec sa kyrielle de personnages inquiétants : l'Affreux, le Père, la Mère, la Soeur, puis les Soeurs, les Méchants, l'Absent... et ses noms de lieux mystérieux - sans doute pas étrangers à la formation d'architecte de l'autrice - : le Temple, la grotte, la coursive, les « cavités en arrêté de péril », les portes et leurs clés tour à tour rouillées, « perdues et jamais retrouvées », les portes qui résistent, se ferment l'une après l'autre... Tout semble en place pour un conte pour adultes sur une enfance traumatique.
Mais la langue de Laure Samama, en mêlant l'intime à l'universel et en utilisant les registres du langage contemporain, retourne les codes du conte pour nous livrer un long poème qui n'hésite pas à s'emparer de la brutalité et de la crudité de certains types de discours, celui de la Mère, à la passivité coupable, celui des Méchants, vulgaires et violents - « des voix me prennent les cavités ». Toutes ces voix stridentes, que la narratrice tente de mettre à l'écart, expriment les assignations de la société, ce qu'on nous rabâche et qui nous empêche.
Le texte effectue plusieurs va-et-vient entre un avant, un maintenant et un plus tard, « les nouvelles cavités écrasent les anciennes », en une « errance hallucinée dans les tréfonds de ce qui nous construit et nous hante à la fois », un cheminement sombre dans ce qui infuse de l'enfance dans une vie d'adulte.
Le corps est partout présent : le corps de Soeur soumise au corps de Père, le corps des femmes soumises au corps des hommes, « corps disloqué », « sans défense », « livré en pâture », mais aussi, en creux, le corps des femmes amoureuses au désir violent, des femmes qui jouissent, des femmes qui savent ce qu'elles veulent et/ou ne veulent plus.
Enfin, sous la dernière porte filtre une lumière. « L'air est venu / sur mon visage et dans ma bouche. » -
Julien est un grand rêveur. Non pas de rêves éveillés, mais de «vrais» rêves, ceux qui naissent pendant son sommeil. C'est de leur inaliénable puissance qu'il s'agit dans ce récit. Une puissance qu'ignorent les procédures de maîtrise, de pouvoir, mises en place par une société de la « communication », de « l'évaluation », de la « performance », toutes appellations qui recouvrent l'idéologie par laquelle on resserre l'étau autour de ceux qu'il faut rendre « profitables ».
La puissance des rêves ne peut être asservie : c'est ce dont Julien fera l'expérience - malgré ses tentatives « d'adaptabilité », un moment saluées par son agence polemploi.
Julien le rêveur n'est pas un traité sociopolitique mais une fantaisie, dont le coeur bat dans un « cahier de rêves », nourri, entre autres, de poètes aimés. Une fantaisie qui s'amuse aussi de son autrice, peu encline, avoue-t-elle, à « écrire pour raconter des histoires ».
Julien le rêveur est un conte politique et poétique. -
La prise du bus et 50 fois l'île du ramier vers seveso
Pascale Cabrolier
- ISABELLE SAUVAGE
- Chaos
- 7 Novembre 2024
- 9782490385430
Dix années de carnets constituent la matière de La prise du bus et 50 fois l'île du ramier vers seveso. Des carnets classés par ordre chronologique dans lesquels sont consignés les témoignages des reclus de l'espace public dans l'agglomération de Toulouse : des sans-papiers, des malades de longue durée... dont la parole et les corps en difficultés sont rendus à travers une construction littéraire quasi architecturale, comme si Pascale Cabrolier avait recours à ses compétences d'urbaniste pour mettre en mots le quotidien de celles et ceux qu'elle observe, accompagne et surtout écoute - après l'expérience de la maladie qu'elle a elle-même éprouvée et qui ouvre son récit.
Parce qu'en effet l'urbain n'est pas étranger à ces vies à qui la ville prétend parfois offrir une possibilité voire un refuge mais dont les cloisons sont factices lorsque « la peur c'est l'espace de la ville pour ces personnes dehors et dedans ». Des vies de déplacements, d'effacement quasi physique de soi pour ne pas être contrôlé et où chaque aller semble convoquer l'infinité des retours déçus, alimentée par une mécanique administrative qui ne cesse de dépersonnaliser les individus numérotés, fichés afin de les rendre toujours plus incomplets. Toujours plus irrecevables.
À l'usage d'une langue décomposée et d'une typographie fracturée, Pascale Cabrolier fait de la poésie une tentative pour confronter le lecteur à ces vies-là qu'elle réhabilite aux yeux de tous afin qu'elles soient considérées au-delà de l'effroi, de l'exclusion et surtout avec une humanité à retrouver quand « toutes les vies comptent ont de la valeur » et qu'on veut qu'elles ne soient pas « dévaluées ». -
La petite dans les jupes, c'est une enfant devenue grande qui se retourne sur la petite qu'elle fut, pour tenter de se raccommoder, et raccommoder l'enfant qui a dû se débrouiller seule avec quelques bouts de ficelle face aux secrets qui l'entouraient. À trop voir, à trop entendre, à avaler trop vite, à toucher de trop près, la petite s'est déboitée, n'ayant pas d'autre alternative pour avancer son pas, grandir un peu. Elle a créé sa parallèle, engrangé, et tenté de plier dans ses tiroirs à double fond ce petit tas de questions et de réponses glanées tant bien que mal.
On avance par énigmes, comme elles ont dû le faire l'une et l'autre, l'enfant et l'adulte. Leurs deux voix trouent le texte, à l'image du morcellement de l'histoire, à laquelle ni l'une ni l'autre n'ont eu accès : « elle est juste enfant dans le roulement à billes des grandes personnes ». Parce qu'il n'est plus resté qu'à « inventer ce qui lui reste / avec le peu // adverse » - « si peu ». Parce que c'est un impératif, il a fallu, « elle faudra », pour avant, pour après, selon l'époque - un « elle faudra » qui revient comme un refrain, souvent plein de violence, à plein corps, de l'ordre de la survie. Le corps est en vrac, il a tout porté (« qu'à force », « qu'à toutes ses forces »).
La petite dans les jupes, même grande, même verticale, reste à vaciller « debout juste devant » l'horizontalité des morts et leurs secrets. La mère partie, le père parti, un autre père apparaît (« papa » et « papa le faux »), mais il ne reste plus d'eux que des reliques dérisoires, dont la vie ne tient plus que dans deux boîtes cartonnées (« boîtes de Pandore »). Alors, « la petite dans les jupes a les mains pleines // creuse ses yeux... // à devenir Petit Poucet... » en recollant les morceaux d'une « vérité maman papa et papa ». Alors, « la petite dans les jupes range dans les tiroirs la petite dans les jupes range dans l'armoire la petite dans les jupes... » (avec l'absence de ponctuation la petite devenant à la fois sujet et objet), alors, « on est neuf / on est neutre à la verticale », « on se tient // mais sans mentir ça rend pas d'équerre ». Et « ça doit suffire ».
Après Faire le mort et aboyer, Nathalie B. Plon tord et retord un « récit familial » dans sa langue bousculée, crue et intense, sans concessions. « Sur les brisées d'Agnès Rouzier, de même souffle implacable. Se promenant pieds nus où le cynisme mord. Non celui des mots crus mais la crudité passée en langue », ainsi que l'a écrit Christophe Stolowicki pour Faire le mort et aboyer (Libr-critique, juillet 2021). -
Le transi des jours
Chloé Bressan
- ISABELLE SAUVAGE
- Present (im)parfait
- 15 Octobre 2022
- 9782490385300
Comme les autres livres de Chloé Bressan, Le transi des jours se prête volontiers à une mise en scène - ce dont elle est coutumière : plusieurs voix se partagent en effet l'espace de ce livre, un je et un elle, un tu et un il, un enfant, une jeune fille, sans qu'on puisse toujours les départager, en une suite de tableaux animés, sensibles, mêlant onirisme et scènes tangibles, matérielles. Ces tableaux sont structurés autour d'une énumération : « il y a l'os... » « dans l'air et l'infini ». Ces formules récurrentes, presque lancinantes, paraissent d'abord étranges, avant de s'inscrire dans l'esprit du lecteur comme une litanie. « L'os » : la colonne, l'intrinsèque de toute chose, de toute pensée, de tout sentiment ou tout concept, l'immatériel et l'intemporel en parallèle, finissent par dérouler une sorte d'état des lieux, réel et pressenti, d'un pays/un monde « qui va mal ».
Car on ne peut pas ne pas lire dans « l'os » l'obstacle également, puisqu'« existent des humains de même nature que les monstres », puisqu'il y a aussi « l'os du réel », « l'os du déséquilibre »...
Le terme « transir » vient du latin transire, « aller, passer au-delà ». Peut-être s'agit-il déjà de (se) frayer un passage et d'aller d'un tableau à l'autre, d'un temps à l'autre, d'un fantôme ou témoin à l'autre dans ce qui constitue les jours - du monde. Mais l'au-delà est aussi la mort, et aussi bien s'agirait-il de comprendre l'infiniment petit de nos vies humaines, et d'interroger ce qui nous permet de rester vivants comme ce que nous devons laisser mourir en nous-mêmes pour aller au-delà d'une innocence perdue. Ce qui en nous accepte ou n'accepte pas de se laisser transir, notre liberté d'êtres vivants. À « Est-ce là où nous vivons ? », « la débâcle », répond « l'esprit se révolt[ant], s'accord[ant] au danger à l'aimantation d'être en vie », afin de maintenir son rêve, « sa maison d'os d'air et d'infini » : « Maintenant est un cri un à-mesure de tes cris un à-mesure-de tes pas [...], un à-mesure-de tes pierres transformées en actes. » -
Franck André Jamme (1947-2020) était un poète rare (on ne compte qu'une quinzaine de livres, plus des reprises ou des traductions en américain, aux éditions Unes, Virgile ou aux éditions isabelle sauvage principalement), resté assez confidentiel alors qu'il avait reçu en 2005 le Grand prix de poésie de la Société des gens de lettres pour l'ensemble de son oeuvre. Celle-ci est marquée par l'art de l'épure, la profondeur et la simplicité afin de « rassembler presque tout dans presque rien », comme il le disait de la peinture tantrique qu'il admirait tant et dont il était spécialiste.
Le dernier été qu'il lui restait à vivre, il avait réalisé 28 ardoises, 21 en français et 7 en anglais, ensemble « testamentaire » qui avait été mis en ligne dès septembre 2020 par la galerie Hervé Perdriolle. Elles font partie des « petites formes » qu'il pouvait fabriquer, véritables oeuvres d'art à poser ou accrocher. Ce travail a dû commencer vers la fin des années 1990, et avant de choisir les ardoises d'écolier comme support, il avait utilisé des feuilles de papier doré puis des miroirs. Dès 1998, il publiait déjà des poèmes de même composition dans des recueils, un par page, dont beaucoup sont d'ailleurs repris sur les ardoises. Une quarantaine de ces ardoises sont reproduites en couleur dans cet ouvrage, celles du catalogue d'Hervé Perdriolle, et une dizaine d'autres que Franck André Jamme avait offertes à ses proches ou ses amis.
Toutes ont en commun de proposer des poèmes courts, une seule phrase comme une maxime, un souhait, une recommandation, écrits sans espace entre les mots sur quelques lignes du même nombre de lettres correspondant au premier mot, un infinitif toujours : noter, penser, songer, imaginer, comprendre... Les sauts de ligne en dépendent arbitrairement, et dessinent carrés ou rectangles (souvent « ponctués » d'une ou quelques lettres en débord). La lecture en est d'abord totalement perturbée, obscurcie pour mieux permettre ensuite de déchiffrer ces pensées avec l'attention nécessaire qu'elles requièrent. C'était, pour lui, « se distraire pour une fois avec des lettres et des mots » - mais « un jeu où les pensées ne sont ni drôles ni ludiques ».
C'est ce travail sur la lettre que Nicolas Pesquès interroge, en un essai lumineux, hommage sensible à l'auteur de ces « brèves séquences textuelles » écrites au Tipp-Ex, sa poésie « ramassée, serrée », la « revivification » qu'il a opérée de la langue « ayant quitté son immobilité en se dressant autrement ». À ces « petites choses farouches qui brillent obstinément », ou capables de faire que l'oeil puisse aussi connaître « des sortes de frissons », comme Franck André Jamme disait de certaines peintures tantriques. -
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Béatrice Machet Titre original : WHEREAS ATTENDU QUE est une réponse, point par point, mot après mot, à la résolution du Congrès d'avril 2009 qui formulait les excuses du gouvernement américain aux Indiens, qualifiée bien crânement de « réconciliation historique » mais passée inaperçue... et restée lettre morte.
Layli Long Soldier interroge ici jusqu'à l'inanité même de la notion d'excuses : s'il est primordial que l'État fédéral reconnaisse ses actes envers les tribus indiennes, la « réparation » ne dépend pas, n'a jamais dépendu de lui, les Indiens n'ont pas besoin de réconciliation, ils sont peuples souverains, ont lutté et continuent de lutter pour leurs droits. D'ailleurs, ces excuses sont adressées en anglais et il n'existe pas de mot en langue indienne pour « excuse » ou « désolé », dit l'auteure... Et c'est bien la question de la langue qui est soulevée tout au long du livre : comment écrire dans la langue de l'occupant, parce que sa langue propre a été interdite, que de ce fait, « pauvre en langue », ne lui reste plus qu'à « secouer la morte ». Comment vivre aujourd'hui, de tout son être, en tant qu'Indienne, femme, mère - comment « les mots précis [de la résolution] enclenchent les vitesses du poème en marche ».
Le livre est construit en deux parties. D'abord les « préoccupations », qui sont celles de Layli Long Soldier dans sa « langagitude », poèmes du quotidien qui impliquent tout du corps, traversé par la terre, la lumière, où elle dit l'enfance, l'amour, la maternité ou l'absence, l'Histoire au présent d'un peuple colonisé. Dans la seconde partie, Layli Long Soldier, calquant la résolution officielle, énonce ses propres déclarations préliminaires (toutes introduites par « ATTENDU QUE », citant et commentant régulièrement le texte original) et ses « résolutions » (le texte est ici intégralement repris mais de façon complètement détournée).
Il en ressort une véritable dénonciation du texte de loi, ou précisément, comme le dit Layli Long Soldier, un « acte juridique à la première personne ». De façon incisive, littéralement frappante, la langue anglaise se retourne ainsi contre ce qu'elle représente par la force subversive de la poésie : « Attendu que met la table. La nappe. Les salières et les assiettes. [...] je suis amenée à répondre, attendu que, j'ai appris à exister et ce sans votre formalité, salières, assiettes, nappe. » -
L'événement qui déclencha l'écriture du Livre des morts est un scandale industriel survenu à Gauley Bridge, en Virginie-Occidentale, au début des années 1930 : sous la responsabilité de la Union Carbide and Carbon Corporation, un tunnel fut creusé pour dévier une partie des eaux de la New River et alimenter une centrale hydroélectrique ; la roche se révéla d'une très forte teneur en silice... Pour de banales raisons d'économies, et dans un cynisme total, les mineurs travaillaient sans masque, à sec, et sans ventilation : plus de 750 parmi les 2 000 hommes, essentiellement noirs, périrent de silicose durant les cinq ans que dura le percement du tunnel. Au milieu des années 1930, le scandale fit surface grâce à la ténacité de quelques proches des victimes et, avec l'appui des médias, fut porté en 1937 devant le Congrès, lequel finalement n'octroya aux familles qu'une compensation dérisoire, couvrant à peine les frais de justice engagés.
Tout juste rentrée d'Espagne, en 1937, Muriel Rukeyser se rendit à Gauley Bridge pour rencontrer les victimes et glaner toutes les informations sur cette tragédie, accompagnée d'une photographe, Nancy Naumburg. Leur objectif commun était de « relater » le drame en croisant images et poésie, un peu comme le célèbre Louons maintenant les grands hommes de James Agee et Walker Evans (publié en 1940). Ce projet, pour des raisons obscures, ne se concrétisa pas.
Nous avons néanmoins décidé d'éditer ce livre accompagné d'un cahier comprenant les seules photographies de Nancy Naumburg qui ont été conservées et d'autres provenant d'archives nord-américaines. De même, il nous a semblé intéressant d'enrichir le livre par un récit - à la fois reportage littéraire et texte engagé - de Vladimir Pozner écrit à l'époque (1938), qui relate le scandale sous un autre angle, en utilisant les mêmes sources. La concordance entre les deux textes est telle que leur mise en relation provoque une lecture tout à la fois parallèle et croisée.
Muriel Rukeyser livre avec Le Livre des morts une « suite de poèmes » unique, construite sur tout un registre de langues, tantôt lyrique voire élégiaque, tantôt réutilisant les -
C'est une « narration » au long cours que propose cette fois Brigitte Mouchel, comme déployant ce qui se tissait jusque-là au sein de ses recueils précédents, le fil de proses-poèmes à la fois indépendantes et reliées.
Ce qui se déroule ici est une histoire de famille, mais sans généalogie ni chronologie. Les repères sont brouillés, à l'image de ces cartons (déc)ouverts, pleins de « vies enchevêtrées, de silences et de plis » qui restent entre les mains. Des photographies, des lettres, divers documents jaunis, craquelés, seules traces de vies de femmes, d'hommes et d'enfants dont on ne démêle pas bien les générations, les liens familiaux même.
Deux branches se discernent, l'une bourgeoise, l'autre ouvrière et paysanne : les ingénieurs ou autres « triomphants », « hommes en costume, à moustaches et médailles », « épinglés, droits », ceux-là sont « de l'autre bord » ; et les « petites gens, petits métiers », « sans nom, sans traces ». Les hommes y sont fragiles (le mot est répété souvent), les mères, mélancoliques ou qui s'abandonnent « dans les plis », les femmes, « massives », dures, engoncées (celles des maisons aux seuils de pierre et draps aux initiales brodées, celles-là, « soeurs, ronces, cousines », ont « mangé les petits hommes blonds et fragiles ») ou exilées (« une jeune femme seule venue de province avec un enfant sous le bras - un panier », « l'enfant devient boulanger »). Les enfants meurent, sont orphelins, ou délaissés, « grimpent aux branches fragiles ». Les femmes autour des enfants, pères absents (la guerre, aussi), « la famille poursuit son travail de naissances, sans bruit, les blessures enfouies ». Les visages à se ressembler se superposent, les prénoms sont repris, on ne sait plus.
Des images récurrentes, le jardin au pommier, la neige, le vent, les jambes nues, le piano et les chats, les cailloux blancs de petits poucets..., et le silence, de l'inquiétude et du chagrin - quelques phrases qui font refrain. Il y a, comme toujours chez Brigitte Mouchel, beaucoup d'allusions, un effleurement des choses, beaucoup de tendresse. La voix basse, feutrée, retrouve souffle dans les tirets qui tracent les parenthèses nécessaires, où s'essayent les mots plus justes. « Elle reprend - recommence », pour dire « la mémoire plus dense par instants que la neige et bien étranges les pommes », la « mémoire réfugiée » de l'enfance nue. -
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Construit en trois parties, comme Éparpillements (éd. isabelle sauvage, 2017), Swifts en est selon l'autrice le jumeau, mais aussi une suite, au sens musical, une variation sur les mêmes motifs, avec toujours cette même attention aux choses, à la nature, aux bêtes...
Le mot anglais swift (en français martinet) dit à la perfection tout à la fois le vol, la trace, la promptitude, le son que produit dans l'air le passage de l'oiseau, mais aussi son sifflement strident si caractéristique - « leurs longs sifflets s'entrecroisent en filets / seul sillon à l'écoute / hauts fins filants ». Les swifts « volent au travers du corps », restent constamment en vol, plongent mais ne se posent : ils ne pourraient plus repartir - « car je n'en ai pas tenu dans ma main / je sais que s'ils tombent ils ne sauraient se relever ». Comme les mots ? « la parole attendue ne vient pas / les mots tombent en avant de la bouche / par terre ».
Mais « il existe une autre langue / que je ne parle pas / qui s'apprend / (je l'approche dans le vent) ». Il faudrait donc pouvoir se taire - « car si une parole sort / un silence doit souffrir » - ou « parler la langue des swifts », « la langue de la chienne », « la langue de la laie », la langue des bêtes en somme, une langue qui s'apparenterait au silence, « un silence qui n'a pas peur du silence », une langue du silence qui rassemblerait hommes et bêtes « tandis que la parole nous coupe ».
La chienne, les sangliers, les swifts, le jardin aussi, disent tous ce silence, les gestes du silence, une langue du silence à opposer au silence du père, à cette langue paternelle devenue incompréhensible - « car que peut-on dire quand on ne parle pas la même langue / dans la même langue ».
À la recherche de cette langue du silence, le texte de Camille Loivier avance par répétitions, reprises ou allitérations, se bat « avec le tourbillon qui écrit » pour finir par écrire le silence même, que ce silence demeure écrit et n'encombre plus la bouche, ne l'asphyxie plus - « ce qui occupe la bouche en sa cavité profonde / est un mot que l'on cherche et qui ne vient pas ».
Dire enfin « (qu'écrire redonne vie et ne la retire pas) » et aussi, simplement, retrouver la « joie qu'apporte l'animal sauvage chaque fois qu'on le croise ». -
Arabat réunit un ensemble de textes, photographies et dessins et un film en deux parties sur DVD, le tout né de la résidence, en 2018, d'Élodie Claeys et de Caroline Cranskens à Plounéour-Ménez, en plein coeur des monts d'Arrée.
Le titre, signifiant en breton « ne pas » (aussi bien : « interdit », « défense de » - « ça suffit »), est inspiré d'un poème d'Anjela Duval (1905-1981), paysanne et poétesse bretonne dont les artistes auteures se sont nourries tout au long de leur séjour entre deux hivers.
Versant livre sont réunis les regards de Caroline Cranskens et d'Élodie Claeys, à travers textes et photographies, et celui d'Agnès Dubart, qui lors d'un séjour de quelques semaines auprès d'elles a dessiné à l'encre noire les yeux de différentes personnes rencontrées en concluant chaque séance de pose par cette même question : « qu'est-ce que vos yeux aiment voir ? », avant de traduire ces regards intérieurs par la couleur et l'aquarelle.
Versant film, deux parties donc, indépendantes et complémentaires, « à valeur d'ici et d'ailleurs », l'une, Prises de terre, se passant dans les monts d'Arrée, l'autre, Au-Delà de Nous, à travers la France, là où il est question de collectifs, de résistance et de révolte (de Notre-Dame-des-Landes aux ronds-points des gilets jaunes). Caroline Cranskens et Élodie Claeys ont suivi le fil des rencontres pour explorer quelques cellules vivantes parmi une profusion infinie. Au rythme du vent, des clairs-obscurs, du chant du courlis cendré ou des slogans de manifestations, cadrées sur les pieds, les visages ou les mains, les histoires de vies entrent en résonance et en contradiction avec les aspirations et les colères du présent. Comment faire le pont entre les actes et les paroles, les individus et les foules, la nature et la nature humaine ? Arabat est avant tout une vision du collectif en mouvement, de l'entraide possible entre lieux, enracinements, luttes, générations, corps et langages. Parce qu'il est l'heure de se brancher à la terre et à la fois de se relier aux autres, plus que jamais. -
Dans ce texte très court, Tremble est un personnage, un sujet à part entière. Petite forme ramassée pour aller au coeur, celle-ci semble s'articuler autour d'une colonne centrale de deux séquences, justifiées en regard, où se dit le père disparu, et « rester le fils », et le « tremblement essentiel », « part silencieuse à nos peaux ».
Tout en pudeur, on lit « les peurs de tout de moi des autres [...] de déjà plus l'enfant », un « enfant déshabillé » « qui leurre et qui pleure », ce « Tremble qui bat la mesure de / la présence qui détraque », qui doit faire avec l'« exercice » (l'expérience) « des langues tremblées comme la parole ». On y croise aussi Alcool, dont Tremble « ne parvient pas / à [s']échapper », compagnon des « mains impatientes » « dans la recherche des mots tremblés cousus au passé ». C'est que désormais Tremble est ce mouvement indissociable et complice, ce pas de côté imprégné qui « bat les peurs » comme on bat les cartes, « comme on s'écrit ».
Comme on s'écrit... « à la vitesse d'un tremblement » : c'est bien une écriture tremblée qui fait ce texte, et trouée de mots trop lourds à porter, qui frappe d'autant plus qu'elle est fragile et forte tout à la fois, dans la nécessité à dire ces paroles, les saccages et les silences. -
De la contemplation de la page blanche loin de la page blanche
Roman Jacques
- ISABELLE SAUVAGE
- 15 Juin 2012
- 9782917751336
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« cette fois la barque était / de pierre / un granit échoué entre lande / et forêt » Barque pierre est né de la résidence, à l'automne 2019, de Frédérique de Carvalho à l'ancienne poste de Plounéour-Ménez, au coeur des monts d'Arrée, « pays d'attache » où « la lande aura dressé / la table » d'écrire, la « bogue hérissée de l'instant » à portée du carnet.
La narratrice, « elle », se retournant tel Orphée sur une Eurydice pourtant « déjà morte », se retrouve confrontée, comme convoquée, à un corps à corps avec une mémoire - l'enfance, la mère, le « désir ensablé ». Une voix s'impose et occupe l'« obscur » de la langue, « elle dit » comme malgré elle, elle se demande « de quelle mémoire revenir et si c'est possible ». Par le biais d'accroches comme autant de didascalies sont notés l'entremêlement des espaces et des temps (de grammaire, de durée ou de saison), sont posés les remarques, injonctions ou apartés qui façonnent un geste de parole - où l'écriture, « lieu soustrait », est espace et désir.
« elle dit que son travail de vivre est de bouger les immobiles / elle dit de déplacer la pierre / elle ne sait pas comment »